vendredi 2 septembre 2016

2- Au-delà du pont et sous la Loi

Du lac à la cour de l'école, en passant par le pont et l'épicerie.

Après quelques kilomètres d'ascension,
je découvre la ville de Shkodër,
et, au loin, je devine le lac Skaddar à moitié monténégrin. 

Pour moi, Ura e Mesit, le plus spectaculaire des nombreux ponts ottomans d'Albanie, comme tous les ponts, est le symbole d'un "au delà".
Parce que c'est forcément un pont qui m'ouvre le chemin des découvertes, j'ai glissé parfois dans mes reportages cet émouvant titre d'Hemingway "Au-delà du pont et sous les arbres".
Un pont, mieux qu'une porte, dévoile une autre rive, une autre terre, un autre horizon, une autre vie. Tout pont, tout lac, est une invitation : il faut franchir le pont qui s'offre à vous, comme il faut plonger dans la moindre mare. C'est une règle incontournable du savoir-vivre en pérégrination.



Il y a des mots universels que j'ai découverts peu à peu en voyageant. Les mots du Volapuk, sans le volapuk, le must.
Alors dans la petite épicerie modeste et fruste de ce village traversé, je tente le coup avec les boîtes de thon. Car j’ai beau avoir mes lunettes sur le nez, je suis comme chez Leclerc devant le rayon des boîtes de thon, je ne les vois pas. C’est comme ça pour moi dans les rayonnages, la profusion des boîtes crée une angoisse et une cécité. En fait avec ou sans profusion, c’est pareil. Donc, pas d’échappatoire, il faut des mots. Je me dis que je vais essayer le volapuk à l’iranienne.
En persan, le thon se dit poisson tout simplement mais j’imagine que c’est un peu trop technique, je vais me contenter de dire "en boîte" : conserv (prononcez cône-serve).
Dès que je dis ça, la vendeuse réjouie se baisse au premier niveau d’étagère, et sort une boite d’un carton. J’ai de l’espoir mais j’ai encore un doute...
Je regarde la boite : une boite de sardines !!!
Sardines pour thon, de quoi me plaindrais-je ? J'ai même le choix, entre épicées un peu ou beaucoup ; je prends "un peu", malgré les conseils. J'ai bien fait, je dois boire ma bouteille.





La ville de Shkodër ne connaît pas les graffitis, et les seuls que j’ai vus formaient une sorte de fresque pour défendre le droit des femmes. Je suis un peu pessimiste à ce sujet.
Mes voisines de troquet, dans quelques jours, me souriront !
Je tomberai des nues, ça se fait, sourire à un inconnu ?
Bien sûr, ce sera des touristes. Israéliennes de surcroît.
Elles ont le droit de sourire, d’être aimables, d’adresser la parole...
Fuyant l’asphalte, à la recherche de sentiers, je bute aujourd'hui sur des barrières cadenassées.
Arrive un adolescent que j’interroge et qui part en courant m’intimant de ne pas bouger.
Qui revient avec son i-phone (un truc du genre) à cet endroit précis ou la connexion est possible.
Qui entreprend une conversation détaillée avec moi grâce à Google translation.
On sait à quoi tendent les traductions de Google, et c’est rapidement du délire sur la propriété privée, sacrée, oh ! sacrée ! après l'ère communiste, sur un terreau très favorable depuis l'ère médiévale : franchir une porte de maison albanaise sans y être invité est un crime qui exige de reprendre encore le sang.
La conversation censée déboucher sur un itinéraire n’avance pas...
Arrive la mère de l’internaute, exclusivement albanaise, ça n’avance toujours pas.


Arrivent les sœurs "anglophones" mais moins que moi, ça n'avance pas.
Arrive la tante qui vit... à Londres !
Ça avance : oui, il y a des barrières. Non, il n'y a pas de sentier. Oui, il faut rejoindre l’asphalte.
Alors je dis : je suis léger, les barrières sont basses, je crois que je peux les escalader malgré le sac.
Alors toutes de se récrier, vous n’y pensez pas, non, non, nouk, nouk !!! C’est la propriété privée !


Le pire n’était pas encore advenu.
Je suggère de poser ma tente dans leur jardin, d’autant que "tente" se dit "tchâdor", et j’ai donc très vite su dire "tente", et même "heure" comme en persan aussi.
"Pas de problème" dit la londonienne.
"OK ! Merci ! Falemenderit !", je dis. Pour l’asphalte on verra demain. Je la mets où ?
Ah ! Mais... il faut attendre l’autorisation du maître de maison !
Maître dont la mère, la femme et la sœur sont à mes côtés, bien présentes, occidentalisées (en partie), mais qui ne peuvent prendre aucune décision, même collégiale, car le super-mâle est absent...
Plus tard, dans les mêmes circonstances, entré dans un jardin à l’invite de la grand-mère pour atteindre la rivière, Madame, la quarantaine confortable, les atours bien seyants, me dit "Non ! Mon mari n'est pas là...". Me rappelle : "Combien êtes-vous ?" ; "Je suis unique Madame, et peu encombrant, juste de passage". "Non, non, mon mari n’est pas là...".
Moi qui n’ai plus l’audace de croire en mon charme slave ni latino, je ne vais pas imaginer qu’elles fuient une tentation, non, je sais qu’elles vivent sous tutelle !
Dans la rue, pas un sourire féminin, ou alors celui des arrière-grands-mères, ce serait trop mal vu. Pas même un regard.
Alors les deux jeunes étudiantes israéliennes, c’est du pain béni.
Béni, sur terre d’Israël, sans blasphème, ça va de soi.
Nous voila partis sur tous les sujets qui nous passent par la tête, et je fais des prodiges d’élocution anglaise puisqu’elles me comprennent :
Les randonnées en Israël, sont inépuisables !
Les touristes qui sont des pèlerins sont bien sûr la grosse majorité, 99,99%, mais je peux faire partie des 0,01% puisque j ai déjà pèleriné en Arménie.
M. Netanyaou ne plait en définitive à aucun de nous trois, même si son élection n’est pas contestable.
Le film "Bubble" est un chef d’œuvre d'un cinéaste dont aucun de nous ne connaît le nom, sur un thème très sensible.
Et bien sûr, j’annonce que "j’adore" un chanteur israélien incomparable dont j’aime les textes, les mélodies, le jeu de scène et même la voix.
Que je suis allé l'écouter au festival du bout du monde !
Oui, ça existe, Festival of the end of the world, tout à l’ouest, à l’extrémité de la Bretagne.
Et ce chanteur y est venu en 2015, et c’était magnifique avec le soleil couchant sur la scène, et j’étais au second rang, et il était déchaîné.
Elles ont mis du temps, qui cela pouvait-il bien être ?, mais elles ont trouvé seules !
Asaf Avidan, évidemment ! ("évidemment" pour ceux qui me connaissent de près).

Après avoir compris qu'il me fallait être circonspect et bien civilisé, ne pas empiéter à tort et à travers, admettre que les barrières ne sont ni des ponts ni des lacs comme je le croyais, j'approche avant la nuit de la mosquée d'Ura e Shtrejtë, et je dis "perchendétié" avec l'accent sur la pénultième pour demander si je peux poser ma tente dans l'enclos du lieu saint.
Non, non, pas dans l'enclos !
In petto, j'ose ou non ?... "C'est la propriété... divine".
Non, non, je n'ose pas !
Pardonnez-moi, j'avoue n'avoir pas grande expérience des usages dans ces enclos qui me semblent paisibles et accueillants, mais, bien sûr, j'accepte volontiers votre proposition d'aller dormir dans la cour de l'école, qui convient mieux à un traîne-savates, d'autant que l'herbe rase y est parfaitement horizontale, que les écoliers ne sont pas des noctambules, que les chants du muezzin y seront mélodieux d'être moins proches.

La mosquée vue de la cour, et la tente dans la cour.

3 commentaires:

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  2. "Il faut franchir le pont qui s'offre à vous" oui, en circuit aventure, une porte s'ouvre, il faut aller voir, mais "il faut plonger dans la moindre mare" euh ! tout dépend de la température !
    Marie Hélène

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  3. Tu as raison, Marie-Hélène, parfois la mare se couvre de glace. Oui, ce serait une excuse pour renoncer à plonger. Nous n'avons pas l'endurance des russes...

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