vendredi 9 septembre 2016

9- Flirter avec les frontières

Cette journée a fait l'objet d'un mail circonstancié et distancié, qui m'incite à la paresse, qui a le mérite d'avoir été écrit, non pas sur place, mais dans la foulée et dans le pays. La gageure est d'illustrer mon interprétation de façon crédible. Je transcris ce mail, plus bas, en italique.


Dans la brume et l'intrication des pistes anonymes je vais me perdre et rebrousser chemin à deux reprises, jusqu'à ce qu'un berger très dévoué m'accompagne sur quelques kilomètres, puis imagine les gestes qui indiquent l'itinéraire à suivre : se taper sur l'épaule droite ou gauche pour définir la branche d'une fourche. Apparemment, mais sans visibilité, je vais rencontrer plusieurs fourches dans un lacis de pistes inattendu, et je devrai systématiquement choisir celle de gauche, sans craindre de tourner en rond. Je vais suivre scrupuleusement ses directives.


 Voici mon guide, dont le père m'a copieusement "engueulé", et traité d'insensé, sans que je comprenne pourquoi, quand j'ai annoncé le but de la journée, les hauts pâturages de Dobërdole. Insensé, qui se dit "pamend" en albanais, ne fait pas partie du volapuk. Je ne jure pas que ce soit le mot qu'il a employé car je devais au même moment esquiver les coups qu'il m'assénait pour argumenter son discours. J'ai supposé qu'il ne trouvait pas le climat très propice pour cette excursion...


J'ai longé la frontière du Monténégro sur plusieurs kilomètres, sans savoir si je la franchissais, croisant une seule fois une borne énigmatique supposée la définir. C'était pourtant assez clair car la frontière occupe une crête, et il suffisait de ne pas empiéter sur le versant nord pour rester en Albanie.

J'arrive à Dobërdole sans coup férir,
malgré le brouillard, la pluie et la boue !
Une seule chute.
Le berger était un bon guide et son père un mauvais augure.



La cabane de berger, qui va me permettre de me sécher un peu, est une masure qui vaut de l’or, le berger l’a compris. Elle a gagné ses étoiles grâce à son poêle. Ce poêle, on peut le côtoyer en apnée, on peut suffoquer à ses côtés, on peut le fuir dehors. Toutes les fines particules que j’ai inhalées dans ma vie ne sont rien par rapport à celles qui m’ont obturé les sinus dans la cabane du berger.
La pièce du poêle n’est pas chauffée car on y crée délibérément un bon courant d’air pour évacuer la fumée, d’autant qu’elle sert de cuisine et aussi de chambre à Madame Mère qui a 72 ans et mène les vaches sous la pluie, dès l’aube, dans des pâturages.
Ce serait grand confort quand même s’il n’y avait un marécage au sol de terre. Toute cette eau vient d’où ? Toute cette eau ne vient pas du plafond, non, elle vient du marécage vertical ! En Albanie, dans la montagne, on découvre en effet l'existence du marécage vertical qui ruisselle en vain, et reste tout aussi spongieux qu'à l'horizontale. En fait, marécage pour marécage, le sol de terre en fait partie, c'est tout.




Je suis invité à dîner sur le lit, contre le poêle, au dessus du marécage, dans le courant d’air et les yeux qui piquent.
Et qu’y a-t-il dans mon assiette ?
La galette c’est bon, le pain avec une couche de beurre et cinq couches de miel, c’est très bon.
Les cornichons énormes, qui sont des concombres à la saumure, ça me va aussi.
Les tomates, lavées à l’eau du marécage bouseux, ça passe encore.
Le fromage sec, friable, fade, pas de problème.
Le verre de lait qui vient d’être trait par Madame Mère, traîne avec lui un petit soupçon de fièvre de Malte, mais bon, cette maladie est plutôt caprine, non ?
Vous savez déjà que j’ai dit d’emblée ne pas manger de viande, que j’ai appris ça en priorité en albanais avec l’accent, qu'en ce domaine il n’y a pas de petites précautions.
Alors le problème ?
No problem, qu’ils disent à tout bout de champ, no problem.
Donc j’ingurgite avec un plaisir gustatif réel, mais une arrière-pensée sournoise, le grand bol de lait caillé dont aucun repas dans les alpages ne saurait se passer !
Ce sont des cailles qui nagent. Evidemment tout nage dans ce pays, on n’y échappe pas.
Les cailles sont lisses, en magmas plus ou moins fragmentés, et elles nagent. Moi, je mange les cailles jusqu'à la moindre petite miette fragmentée, mais je laisse l'eau même si c'est du petit lait. J'en sais rien si c'est du petit lait !

 
Et je vais me coucher dans la pièce à côté, sur du parquet ! Grossier, mais du parquet sec !
Derrière, y’a les vaches, j’entends la cloche de leur leader bovine, qui domine le martèlement de la pluie sur la tôle. Le berger m’a mis deux matelas en pile, je m’enfonce, vu mon poids c’est un soulagement, mais je suffoque. Je vire un matelas. Des couvertures par dizaines, je les vire.
Je n’ai pas su lui expliquer que je dors en caleçon dans un drap de soie : le top du top de tous les globe-trotteurs. Ça me fait penser qu’Yvon serait un peu surpris que je ne change jamais de caleçon depuis l’Iran. Mais est-il assez observateur ? J’ai en effet un caleçon nocturne, un unique caleçon, qui a été mon talisman pour tous mes voyages à pied, Iran, Tadjikistan, Kirghizistan, Arménie, Albanie, il résiste à tout, je le ménage, il ne sert pas le reste du temps sauf, à Kerfissiec, si je veux avoir l’impression de voyager. C'est un caleçon que Sylvie m'a offert, sans doute pour m'encourager à partir en divagations...? 

Moi qui bois l'eau des torrents pour éviter de porter les bouteilles,
je m'aperçois que les torrents sont les chasse-d'eau des alpages.

Mon berger, mon hôte.


Voici, au nord-ouest, le sommet du coin, qui culmine à 2231 mètres, et à mi-hauteur la piste que j'ai suivie, jusqu'à la bergerie. A mon arrivée les moutons la quittaient, ce soir les vaches l'investissent. A Dobërdole, la bergerie se mue en étable.





La brume s'est levée (plus ou moins), je fais un saut sur le plateau qui domine l'alpage, car s'y trouvent quelques lacs que j'avais supposés emplis "d'eau lustrale" propice à la baignade. Je ne tiens pas mes promesses, mouillé pour mouillé, je n'ai plus l'entrain nécessaire pour y patauger et m'y ébrouer. Je me déçois bien moi-même, alors, n'en rajoutez pas !

Illustration pour le marécage vertical


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