mardi 6 septembre 2016

6- Il pleut, bergère

Contrairement aux apparences, il fait grand jour sur Qafa i Thores

Je quitte le café après avoir payé mon écot en insistant : j'étais invité. Pour être honnête, je crois bien que je m'étais invité moi-même, et il était un peu difficile de me jeter à la porte sous l'orage qui déversait ses entrailles. Le temps s'est adouci, la pluie a cessé, mais le ciel reste menaçant. Je vais franchir le col qui domine la vallée de Teth, par un sentier balisé. Je m'égare avant de comprendre qu'il faut viser les marques rouge et blanc au moins 100 mètres à l'avance, car le chaos rocheux les dissimule dès qu'on s'en approche.







L'ascension jusqu'au col "Qafa Shtegu i Dhenvet", qui domine la vallée de Teth de ses 1834 mètres, me récompense car je bénéficie d'une éclaircie qui me dessine en contre-bas la carte d'un paisible village de féérie. Le regard plonge, je suis un aigle qui plane. En réalité, c'est moi qui risque de plonger quand le sac fait tout pour me déséquilibrer dans cette descente périlleuse. 

Le dénivelé est impressionnant,
perdant 400 mètres en 560 mètres.
Soit une pente à 71% si on la descend en ligne droite !
Cliquez sur la photo pour vous en rendre compte.

La lueur qui m'a été offerte s'avère fugitive,
et d'autant plus précieuse.
La vallée s'obscurcit de nuages menaçants,
qui ne vont pas tarder à s'exprimer avec perversité.

Les arbres, comme les lacs et comme les ponts,
sont les témoins de mon parcours,
et je leur reconnais volontiers une présence tutélaire.




Il pleut, il pleut, bergère, sur la vallée de Teth. 
Il pleut et il n'y a pas la moindre bergère...


Pour sécher, auprès d'une cheminée, mes chaussures, mes chaussettes précieuses et mon pantalon, je vais passer la nuit chez l'habitant, dans une demeure comme celle-ci, où j'aurai un lit, une chambre, un repas, une douche chaude, une table pour les mots croisés de Laclos, le tout bien au sec sauf la douche.
Au dîner, après avoir fait, par précaution, un tour dans la cuisine, jusque dans la casserole qui mijote, avec un regard scrutateur, je suis définitivement végétarien. La viande ici est du mouton gras ingérable comme partout où je vais à pied. Le mouton gras est une sorte de malédiction qui me poursuit de voyage en voyage. A mon égard essentiellement, le mouton gras est pernicieux.
Avant de savoir dire "bonjour", "merci" et "je vous en prie", je me préserve de toute situation embarrassante en apprenant : "Je ne mange pas de viande". Ici, c'est simple, pas besoin d'une phrase élaborée : "mich nouk" suffit. En pratique, je m'aperçois que "végétarien", ce que je ne suis pas, est un mot du volapuk anglais, russe, albanais, etc. Mes interlocuteurs traduisent toujours mon inappétence carnée avec beaucoup de déférence par "Végétarien !", ce qui dans leur bouche semble une marque de distinction. Ils voient bien que mes bras sont des allumettes, que mon âge est canonique (pour eux !), et que je monte dans la montagne avec un sac, mais ils font preuve d'une grande discrétion et d'une grande indulgence devant ces contradictions, ils ne s'étonnent pas ouvertement, ils y voient un ersatz de mysticisme qui explique tant d'inconséquence. 



Le soir, débarque pour un brin de toilette, une escouade de douze étudiantes "en sport", qui campent à proximité, et souhaitent se pomponner dans ma salle-de-bain. L'une d'entre elle, anglophone, me fait la conversation, pendant que les autres défilent à tour de rôle devant le miroir.


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