lundi 5 septembre 2016

5 bis- Implorer la clémence du Ciel

 Tout au fond, la vallée d'où je viens. Je n'ai pas fini de monter...
Au-dessus des crêtes, le ciel s'assombrit.

Je suis bien sur le sentier balisé, c'est rassurant,
mais le temps se gâte, est-ce inquiétant ?

Ce seront les deux dernières photos avant l'arrivée au col, à 1670 mètres : l'orage va se déchaîner brutalement, interdisant de sortir l'appareil. A vrai dire il n'en était pas question, en un quart d'heure, la pluie avait tellement ruisselé, s'insinuant en rigoles pernicieuses, que j'étais détrempé des pieds à la tête. Alors que la pente s'accentue, que le tonnerre gronde non-stop, je m'escrime à gagner en altitude car je sais qu'il y a une piste qui emprunte le col. Pour mettre de l'ambiance, sous les nuages noirs, la nuit menace de tomber prématurément. Je ne pense plus qu'à fuir la forêt, ignorant si je peux monter ma tente sur ses arceaux métalliques, tant les éclairs crachent de flammes au-dessus de moi. Je suis saccagé. Afin de me donner du courage, je ressasse deux complaintes alternées : 
- "Je suis un dur à cuire, un dur à cuire, à cuire, à cuire, bis, ter, quater, etc." C'est de l'autosuggestion !
- et "Miséricorde, miséricorde, bis, ter, quater, etc." 
Miséricorde me semble une interjection audible et convaincante pour les esprits attendris qui veillent sur ma destinée. 
Vous êtes sceptiques à tort, ils sont tellement attendris que le miracle se produit : je devine soudain un toit, dans la pénombre, 500 mètres au-dessus de mon sentier, et je situe le col où passe la piste. J’atteins la terrasse de ce café, les fenêtres sont éclairées, la porte est fermée à clef pour résister au vent, mais s'ouvre spontanément.

Photo du café prise le lendemain matin.

Aux yeux éberlués des trois occupants, j'ai l'impression d'être un revenant. Il n'y a pas de clients et personne n'en attend (pourtant je ne serai pas le dernier ce soir). On me propose des vêtements, une couverture, un thé brûlant, une chaise, une table, de la compagnie ludique et une invitation pour la nuit.
"What a pity ! What a pity !" disent-ils en albanais dans le texte.
Je me change des pieds à la tête avec mes propres vêtements, qui sont restés secs dans leurs sachets de congélation (la meilleure protection dans un sac-à-dos), et j'essore chemise, pantalon, boxer et chaussettes. 
Aïe, je m'aperçois que l'autre paire de chaussettes est restée sur un rocher, bien propre après lessive, près du torrent qui a avalé mon savon ce matin. Rassurez-vous, mes pieds ne vont pas pour autant rester nus sur la dalle sèche, attendez un instant.


Mes compagnons tentent de m'apprendre les règles de leur jeu de cartes, puis au moment où je commence à en saisir les subtilités, ils décident de me nourrir ! Sans doute ont-ils diagnostiqué un handicap intellectuel hypoglycémique...
 "Je suis monté infiniment vers le ciel et j’ai trouvé le paradis : un café clos et chaleureux dans la tourmente, où j’ai gagné un repas délicieux et une dalle en béton bien sèche pour dormir."
Pendant le repas, alors que l'orage ne se calme pas, arrive un couple dont la voiture menace de tomber en panne d’essence ! Que font-ils en pleine nuit, en pleine tourmente, sur une piste inadaptée à leur petite voiture ? Alors que je n'entends pas leur conversation, leurs intonations sont un baume sentimental : ils sont français !

Trois français débarquent de nuit à Qafa i Thores, recoin perdu et improbable des Alpes Dinariques, alors qu'on y joue la fin du monde sur écran géant, et se croient benoîtement arrivés dans une crêperie où boire le cidre ! Notre réputation est établie dorénavant dans le nord de l'Albanie avec cette question à laquelle il vaut mieux ne pas répondre : sommes-nous aventureux, inconscients ou déficients mentaux ?
En fait mes deux compatriotes ne sont pas bretons, mais je ne leur en tiens pas rigueur, je suis civilisé. Ils m'inspirent même assez de naturel, de confiance et de... culot pour oser leur demander s'ils n'auraient pas, à tout hasard, une paire de chaussettes en trop. Spontanément, c'est oui. Double générosité, deux paires à ma disposition !
Je n'ose leur dire ici que la paire que j'ai essorée à l'arrivée, je vais l'oublier sur le sol du café demain matin, et que l'une des paires offertes va disparaître pendant huit jours au fond de mon sac.
 Un petit mail énigmatique est ainsi élucidé : La malédiction des chaussettes
Je suis arrivé dans ce pays avec deux paires de chaussettes.
Il ne m'en reste qu'une seule paire. Or j'en ai perdu trois paires.
Je crois que les chaussettes se subliment.
Il y a un peu de magie dans l'air.
En tous cas, elles se muent en éponges dans les chaussures, tant il pleut depuis trois jours, prévus sept.

Je vais dormir seul dans ce café, sur un bon matelas, sous le crépitement sonore de la pluie, bien au sec et au chaud, repu et détendu.


L'évaluation des distances est difficile sous le couvert végétal, d'autant que le sentier serpente continuellement. Le trajet ferait au moins 16 km. Sur les 4 derniers kilomètres, le dénivelé brut est de 1044 m, soit une pente à 26%. Je ne m'étonne pas de l'avoir montée en partie sur la pointe des pieds : la souplesse des chevilles ne permet pas cet angle fermé.














3 commentaires:

  1. Pierre,
    C'était un temps et une situation à avoir le moral dans les chaussettes, n'est-il pas ?
    Heureusement la solidarité existe, tes compatriotes ne t'ont pas laissé tomber comme une vieille chaussette.

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  2. La cape de pluie aurait elle été utile par ce déluge ? Pour les chaussettes, non mais peut être au sec un peu plus longtemps !
    Marie Hélène

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    1. Bien sûr, Marie-Hélène, la cape de pluie aurait été très utile. Mon coupe-vent est trop vieux et beaucoup moins imperméable. Il manque toujours quelque chose dans ces préparatifs, à force de vouloir alléger le sac. Merci de ces petits mots qui me vont droit au cœur !

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