samedi 10 septembre 2016

10- A Dobërdol, le berger se nomme Sokol


Je quitte ma bergerie après avoir réveillé involontairement mes hôtes. Mon réveil a dérapé dans la dépression, j'ai cru que le jour était retardé par les nuages noirs, qu'il était déjà 10h. En fait, à 7h, Madame Mère et Sokol s'accordaient un petit répit au lit, mais je piaffais mieux que les vaches, ils ont dû se lever.
Après une ascension vers le col "Qafa e Dobërdolit" à 2205 mètres, le trajet va se continuer en pente douce et prometteuse toute la journée. Pas de gros efforts en perspective, et pourtant je sais maintenant qu'il aura été le plus éprouvant du séjour tant la boue et les ruissellements se sont obstinés à me barrer le passage, à jouer les patinoires, à m'interdire la moindre pause hors d'eau...


Il y a plus malheureux sous le col : j'ignore comment cette voiture, à cheval entre deux coulées de boue ravagée, va échapper à l'engluement qui l'emprisonne en équilibre sur ce talus.


Les moutons sont-ils insouciants d'être trop gourmands ?


Dans le hameau de Sylbicë, même les bergers ont des parapluies, mais refusent de poser malgré mon insistance. L'image aurait été tout à fait évocatrice, entre résignation et fatalisme. Elle aurait aussi prouvé que le soleil ne luit pas tous les jours en Albanie. J'ai dû voler la photo avec le zoom, malgré les faibles performances de mon appareil sous la pluie. L'anonymat du berger est respecté,  la résignation semble l'emporter sur le fatalisme, je n'affabule pas sur les intempéries, nous sommes au sixième jour de pluie.

 Sur la photo précédente,
c'est bien un parapluie qui protège le berger

Que d'eau, que d'eau !


Vous auriez vu leur tête quand je suis descendu de Dobërdol après six jours de cataractes ininterrompues. Dobërdol, ici, c’est le bout du monde à la frontière du Kosovo.
On va à Dobërdol pour ses hauts pâturages, en aller et retour à la belle saison, pour dire que l’on y est allé à Dobërdol...
Moi, je venais de Valbone, l’autre versant, et la belle saison, c’est pas pour moi.
Alors j’étais détrempé de la casquette aux chaussures en passant par tout le contenu du sac.
Détrempé comme ça depuis une semaine. Oui, Yvon, mes pieds ont résisté : presque pas d’ampoules. Mais je n’enlevais plus mes chaussures pour passer les gués, inutile, elles ne ressortaient pas plus mouillées. J’en aurais eu les larmes aux yeux pour faire bonne figure dans ce climat, si j’avais encore eu des sentiments. Mais je me suis mis en mode zombie, alors vous imaginez mon arrivée dans le premier café d’altitude.
Ils n’ont pas voulu me croire, et ont soupesé le sac, y cherchant un tour de magie. C’est qu’ils ont vu mes bras et mes jambes ! Bon, c’était à prévoir, malgré mes prouesses pour faire du feu dans les rares éclaircies, je n’ai pas grossi.
Bref, dans ce pays de superstitions et de préséances, je gagne, petit à petit, un statut à part, et vous avez deviné que ce message à ma gloire est là pour me remonter le moral et me stimuler.


Crotté jusqu’aux yeux, j’ai oublié de dire, qu’en descendant de la montagne, on suit, on précède ou on accompagne en son cœur le troupeau monstrueux de vaches (bouses), chevaux (crottin), et ovins (?), qui s’oublient tout le long du chemin, qui est par ailleurs détrempé exprès par les cieux qu’on dit cléments (sauf ici), et sur lequel il n’y a pas d’échappatoire, car ce sentier est unique entre torrent et marécage vertical.
Avec tout ce passage de créatures animales et de créatures presque humaines (ça, c’est les vachers, les écuyers, les bergers, et moi qui suis quoi ?), le sentier devient une patinoire de merde où les glissades si elles ne s’accompagnent pas de chutes, sont des geysers d’éclaboussures, je l’ai dit, jusqu’aux yeux.


Les passerelles ne sont pas moins crottées, pas moins glissantes, pas moins déglinguées, mais sont un peu plus angoissantes que les pistes qu'elles relient. Le sac n'est pas plus léger, pas plus sec, pas meilleur funambule, mais plus insouciant que moi qui traverse.

 En amont de la passerelle, si je tombe,
est-ce une consolation de rester coincé sous son effondrement ?


Je vais emprunter un défilé impressionnant, où la piste rocailleuse qui domine le torrent a mieux absorbé les ruissellements, et me permet d'essorer mes chaussettes plus utilement. Je sentais bien que, dans leur clapotis interne, mes pieds allaient et venaient comme rétractés et détricotaient les chaussettes spongieuses à qui mieux mieux, mais le troupeau me collait aux fesses et il n'était pas question d'être dépassé, de peur d'être absorbé définitivement.


Je quitte les hauts plateaux par un défilé très stratégique, et j'aborde un autre monde plein de promesses enchanteresses : il y a un coin de ciel bleu à l'horizon !




A deux pas de quatre tombes, un repos en paix m'est promis.
Il ne pleut plus !


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