lundi 12 septembre 2016

12- Je suis ravi


Au réveil, la brume envahit la vallée, mais un rayon de soleil la chasse pendant que je descends vers la rivière. J'ai l'intention de la longer du côté le moins emprunté. Je ne franchirai pas ce pont sur la rivière de Valbone.


Dans le village de Dushaj (prononcez "Douchaille"), la mosquée et l'église se font face de chaque côté du pont qui les relie. Elles plaident pour une cohabitation sereine de toutes les religions à travers le globe. Elles sont flambant neuves : j'aurai l'occasion d'évoquer cette frénésie de construction religieuse à Tirana.


Avant de se jeter dans le Drin, la rivière, dont le courant semble maintenant inapparent, s'élargit en débouchant, entre deux barrages, dans le lac de Koman, le plus étroit des trois lacs qui s'échelonnent sur le fleuve, long de 36 kilomètres. 


Je viens de la droite, et je suis sur la rive gauche de la rivière de Valbone, au premier plan. Je vais devoir rejoindre le pont qui franchit le Drin sous le barrage de Fierzë, à gauche. Je me retrouverai alors sur le coteau boisé mais abrupt qui abrite l'église de Fierzë. Je serai encore sur la rive gauche, mais cette fois ce sera celle du Drin. Un ferry semble m'attendre pour descendre tout le lac de Koman en naviguant. Je vois bien que ce ferry est amarré sur la rive droite, mais ma carte révèle la présence d'un pont à ce niveau. D'ici, il semble très discret, il va s'avérer virtuel. Je poursuis mon chemin malgré tout. Si vous avez bien compris les intentions qui me motivent, vous avez, sur la photo, tous les éléments pour deviner pourquoi je me complique la tâche délibérément en rejoignant la rive opposée à celle du ferry, sur lequel je compte pourtant embarquer.


Malgré leur aspect vétuste, les HLM de l'époque communiste sont encore partiellement occupés. Je suis interpellé pour venir boire une tasse dans un café, au rez-de-chaussée. La barmaid m'entraîne dans sa cuisine pour choisir la taille de la tasse. Ce sera une petite tasse de café turc, qui n'est pas vraiment ma tasse de thé. Son patron est parfaitement anglophone, et je devine qu'il vit en Grande-Bretagne. Il m'annonce qu'il n'y a pas de pont pour accéder au débarcadère depuis la rive gauche, et que les petits bateaux qui relient les villages sont imprévisibles, ce n'est même pas sûr qu'il y en ait un pour moi. D'après lui, je dois faire demi-tour pour passer sur l'autre rive par le pont de Dushaj. Il n'en est pas question, je prétends que je trouverai un pêcheur compatissant. Les pêcheurs existent d'accord, mais s'adonnent à la pêche en priorité, et ne sont pas tous compatissants. Y en a-t-il un ou deux qui le soient ? Peut-être. Mais c'est sans conviction, avec un peu de dédain pour mon obstination. Bon, je paye mon café...

La barmaid

Les HLM sont plus attrayants de loin !


Ça y est, je suis sur la rive gauche du Drin, que j'ai traversé sous le barrage. Après une ascension sous un soleil appréciable qui me fait fondre, je domine le barrage, et devine le lac de Fierzë, beaucoup plus haut que celui de Koman. Je ne m'étonne pas qu'il soit plein à ras bord. Un long détour inutile sur le plateau m'oblige à revenir sur mes pas après avoir déclenché la perplexité de trois gars qui tournent ma carte dans tous les sens, n'imaginant pas que je cherche à descendre vers le Drin et à le traverser, puisque cela ne se fait pas : "Il suffit de prendre le pont de Dushaj".
Je le sais qu'on peut prendre le pont de Dushaj ! Mais, moi, non ! Je viens de Dushaj, et pourtant je ne l'ai pas pris, le pont. Finalement je traverse les champs au petit bonheur pour atteindre l'église de Fierzë, et je me lave des pieds à la tête sous le jet de l'abreuvoir, au milieu du village, près de l'église, près de l'école. Propre comme un sou neuf, je vois l'avenir en rose, j'oublie complétement le pont de Dushaj.



Arrive alors un jeune homme compréhensif et réceptif, qui ne parle pas de pont, qui accepte de me conduire sur le sentier escarpé dévalant la falaise. Sur la berge, il hèle un pêcheur qui ne s'avère pas compatissant malgré des arguments circonstancié. J'avais été prévenu, oui. Nous mangeons des noix cueillies sur place. Après réflexion, le jeune homme m'annonce que, demain matin à 6 heures, un petit caboteur viendra prendre des passagers sur cette rive. Que ce soit à 6h précises me semble de bon augure, mais le jeune homme a-t-il, ou n'a-t-il pas, ajouté : "peut-être" ? C'est énervant de ne pas tout comprendre.

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Sous mes yeux, le ferry arrive

Oui, mais, au moment de prendre le ferry qui traverse en deux heures les gorges étroites du lac de Koman, je me retrouve sur la berge opposée au débarcadère, j’avais pris la passerelle...
(Ça, c'était hier, rappelez-vous, la passerelle fatiguée après la rencontre du cheval blanc).
Le lac est étroit tout du long, à peine 150 mètres à cet endroit. (130 m exactement) 
Je hèle un pêcheur qui a d’autres chats à fouetter et un filet à réparer. (Non ! Menteur, c'est mon guide qui l'a hélé !).
Je hurle vers l’équipage tout mon vocabulaire albanais qui n’intègre pas « venez me chercher ! ».
Alors, je hurle dans cette langue « Bonjour ! ». Je hurle aussi « Français ». Je hurle encore « Merci ! », et je passe à l’anglais. « Demain matin, au lever du jour, vers 6 heures, venez me chercher avec l’embarcation de votre choix, pour que je prenne le ferry qui est si joli, et vous me ferez bien plaisir ». J’ai tout traduit pour vous.
Il faut savoir que pour passer sur l’autre rive par la terre, il me fallait une journée entière, une ascension épuisante, et 12 km d’asphalte. Impossible !
Les gars me disent « Viens à la nage si t’es un homme ».
Je dis « Ok ! Ok ! je suis un homme qui nage, mais mon sac n’est pas un homme, même s’il flotte entre deux eaux ». Mon sac est peut-être mon ennemi personnel, mais je l’aime comme tel.
Je mets mon sac sur mon dos, je marche en crabe pour qu’ils voient bien le sac, et j’avance dans l’eau alors que je sais bien, sans prétention et sans blasphème, que je ne suis pas Jésus-Christ. Pour faire bonne mesure je fais quand même quelques signes de croix à l’orthodoxe, en espérant qu’ils ne soient pas muslims... C’est ainsi qu’on provoque les miracles !
Je ne dis pas qu’ils tombent à genoux, ni même qu’ils chantent « Chez nous soyez Reine », mais ils disent en albanais « Basta, c'est un ravi ! ».
Ici, les ravis ont droit à tous les égards, ce sont des interprètes.
J’ai droit à tous les égards, on m’envoie un petit mousse dans son canot sans attendre 6 heures du matin, et voilà qu’il s’appelle Valentin, comme mon petit fils, même s’il le prononce différemment. Je suis sur l'autre rive dans les applaudissements, et le lendemain l'équipage sera aux petits soins pour moi, au grand dépit des autres passagers négligés.

Valentin !



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